Extrait du Mémoire de Karine Trébucq (Paris VIII)
B- HISTOIRE DES INTERPRETES : CREATION D’UN METIER
La prise de conscience de la communauté sourde, dans les années 70, de leur langue et de leur culture a permis la création d’un métier nouveau et plein d’avenir, celui d’interprète en langue des signes.
Autrefois, les personnes qui côtoyaient les sourds faisaient office d’interprètes. Un père, une mère, un frère pouvaient servir d’interprète dans une situation banale tout comme dans une situation touchant à l’intime dans le but qu’une communication s’établisse entre deux personnes ne parlant pas la même langue.
Au XVI siècle, Juan Fernandez Navarette (1526-1579), sourd, surnommé « le Titien Espagnol », lors de ses rencontres avec le roi d’Espagne Philippe II, avait « un ami qui interprétait par signe les interventions du roi et des autres personnages de la cour.
Au XVIII siècle, Pereire avait été nommé, en 1750, « secrétaire interprète pour la langue des sourds-muets » par Louis XV.
Lorsque Etienne de Fay, élevé par des moines, devait communiquer avec des personnes extérieures, les religieux servaient d’interprètes.
Des situations d’interprétation commencent à voir le jour de façon plus courante au XIX siècle à partir de l’abbé de l’Epée et les besoins sont de plus en plus importants. Avec la Révolution et le Code Napoléon (paru en 1804) qui reconnaissent aux sourds des droits, les situations d’interprétation se font de plus en plus nombreuses comme par exemple en situation juridique où la présence d’un interprète est nécessaire, actes assurés, à cette époque là, par des bénévoles, entendants, sourds et demi sourds comme nous le montre l’exemple de l’affaire Solar ; enfant sourd abandonné puis recueilli par l’abbé de l’Epée. Le tribunal saisi de l’affaire ordonne, en 1779, à cet enfant de faire des recherches sur son passé, « [aidé du] sourd-muet Deydier [Didier], [comme] compagnon et interprète ». Dans le procès-verbal, il est noté : tous les « gestes, signes et observations dudit Joseph (prénom de l’enfant) et de son interprète ». Un sourd peut donc interpréter.
Le 3 fructidor an VIII (1799), citons une interprétation de l’abbé Sicard auprès du tribunal de la Seine pour un prévenu sourd nommé François Duval, aidé dans cette tâche de Jean Massieu : « assisté de Massieu, le célèbre instituteur mit dans cette affaire un peu de cette solennité théâtrale qu’il abdiquait rarement ». Plus tard, Laurent Clerc, lui-même, servit d’interprète pour un sourd hongrois. Traduction passant par l’écrit. Les actes d’interpréter ont également lieu lors des mariages des sourds en présence d’interprètes mais sans pouvoir eux même choisir celui-ci, ce qui donne à Ferdinand Berthier l’occasion de rédiger, en 1846, une pétition dans laquelle il fait porter l’attention « sur le droit de tester, pour les sourds illettrés, par signes, avec l’assistance de deux interprètes » Berthier est soutenu dans sa démarche par Puybonnieux, son ami, en 1858 dans le journal L’Impartial.
Ils revendiquent le droit pour les sourds de choisir leur interprète et même de le récuser, mais les tentatives de Berthier échouent.
A partir de 1880, avec le Congrès de Milan, les situations d’interprétations ne sont plus ou peu relatées puisque les personnes qui servaient d’interprètes étaient pour la plupart issues des institutions, qu’ils soient sourds ou entendants, et que les institutions à cette époque et pour cent ans, vont privilégier l’oralisme. Certaines personnes continuent à se battre pour que perdure la langue des signes et le droit de bénéficier d’un interprète, comme par exemple Henri Gaillard (18 ??-1939), Ernest Dusuzeau (1846-1917) et d’autres.
Les interprètes de ce temps là sont les membres de familles de sourds, des amis, ou des professeurs qui ont appris la langue des signes au contact des sourds signants, ils sont bénévoles et charitables et vont exercer jusque vers 1970.
En 1971, date importante, se tient à Paris le 6° Congrès de la Fédération Mondiale des Sourds. C’est à ce moment là que les sourds prennent conscience de la richesse des traductions en simultanée en langue des signes faites par des interprètes suédois et américains. Les interprètes français sont environ une quinzaine à y participer et prennent conscience eux aussi qu’ils font un véritable métier (Francis Jeggli, « Historique de la Formation d’interprète en L.S.F », octobre 2004). Bien sûr, à cette époque là, l’oralisme est toujours dominant.
En 1972, aux Etats-Unis, est créée une association d’interprètes, le « Registry of Interpreters for the Deaf (R.I.D) ».
En 1975, se tient à Washington le 7° Congrès de la Fédération Mondiale des sourds avec des interprètes professionnels, ce qui n’existe pas encore en France. Suite à ce congrès, les esprits se réveillent, et en 1977-78, ont lieu des débats public en faveur ou contre la langue des signes qui sont interprétés. C’est le début de l’interprétariat.
Les besoins en interprètes se font de plus en plus sentir. Il faut créer un nouveau métier. Il ne s’agit plus de faire appel à des bénévoles, des amis ou la famille comme cela a toujours existé pour des situations d’interprétation de « liaison » (consultations médicales, rendez-vous de la vie quotidienne…). L’envie est d’avoir accès à l’information de façon impartiale dans tous les domaines. Il faut donc réfléchir à créer des formations pour ces interprètes.
En 1977, l’A.N.F.I.D.A. (Association Nationale Française d’Interprètes pour Déficients Auditifs) est créée par Christiane Fournier, professeur pour enfants sourds. Cette association avait pour buts de regrouper les interprètes, de garantir une certaine qualité professionnelle mais surtout de faire de l’interprétation une véritable profession.
En 1980, le premier examen d’interprètes a lieu, il s’agit du « Capacité Communicationnelle » du premier degré, diplôme ouvert aux interprètes entendants mais aussi aux sourds. D’ailleurs des candidats sourds ont été pénalisés pendant les épreuves ce qui remet en cause leur statut d’interprète sourd. Cette vision nouvelle leur permet d’acquérir un nouveau statut celui « d’interprète relais », appelés aujourd’hui « sourds relais » ou bien « médiateurs » par certains.
Puis un examen de « Capacité Communicationnelle » du deuxième degré est organisé en 1981 ; cela donne un véritable diplôme pour la première fois. En 1983, une formation universitaire de deux ans est mise en place par l’Université Paris VIII, l’A.N.F.I.D.A. et l’I.N.J.S. : le D.P.C.U. I.D.A. (Diplôme de Premier Cycle Universitaire d’Interprètes pour Déficients Auditifs) mais elle est abandonnée en 1985. Par la suite, l’A.N.F.I.D.A. est remplacée par l’AN.I.L.S. (Association Nationale des Interprètes en Langue des Signes), puis plus tard, l’A.N.P.I.L.S. (Association Nationale pour l’Interprétation en langue des Signes). En 1994, elle devient l’A.F.I.L.S. (Association Française des Interprètes en Langue des Signes), association qui milite pour la formation continue des interprètes, pour la création de services d’interprètes, pour les conditions de travail.
C’est à peu près à cette époque qu’un code déontologique est créé afin de respecter les personnes en présence. Chacun sent le besoin d’un cadre, autant les sourds que les interprètes.
L’A.F.I.L.S. délivre une carte professionnelle, en collaboration avec la Fédération des Sourds de France, qui garantit une certaine qualité de l’interprète qui la possède, tant dans sa traduction que dans son comportement. En 1997, environ 60 personnes possèdent cette carte.
En 1989, l’association S.E.R.A.C. (Sourds Entendants Recherche Action Communication) met en place une formation. Un diplôme est alors délivré. Diplôme reconnu par l’A.F.I.L.S en 1994. Il en sortira 11 promotions, puis en 1999, la formule change et suite à un partenariat avec l’Université Paris VIII un nouveau diplôme est proposé, le D.F.S.S.U. (Diplôme de Formation Supérieure Spécialisée d’Université).
Depuis les années 90 on tend vers une professionnalisation de plus en plus importante. Cela déclenche la création de diverses formations en France. A Paris, il y a deux formations universitaires, le D.F.S.S.U. depuis 1999 et le D.F.S.S.U. Court depuis 2001 pour les professionnels expérimentés à la recherche d’une reconnaissance de leurs pairs par l’obtention de ce diplôme ; l’E.S.I.T. (Ecole Supérieure d’Interprètes et de Traducteurs) depuis 1992. A Lille un D.E.S.S. d’interprétation s’est créé en 2003 (transformé depuis en Master) et à Toulouse, l’I.U.P. a ouvert une formation d’interprète trilingue.
En 1998, le « Rapport Gillot » fait également état de la formation des interprètes et préconise fortement l’ouverture de formations universitaires (« la formation de ces professionnels, leur évaluation et leur certification, ne peuvent dépendre que du système universitaire »).
C- EVOLUTION RECENTE
Le 11 Février 2005, date historique, n’est que le fruit de plusieurs siècles de luttes de la part des sourds. Cela n’a pas été facile de faire reconnaître cette langue si longtemps mise à l’écart car trop osée, voyante et expressive !
Depuis toujours les associations de sourds se sont battues pour la reconnaissance de leur langue. Elle est à présent reconnue officiellement de part la loi n°2005-102 (article 75, Journal Officiel n° 36).
Depuis, 1970-1975, la prise de conscience des sourds de leur langue et de leur culture a fait prendre aussi conscience aux politiques de l’existence d’un groupe dans le groupe. Il aura quand même fallu 30 ans pour que cela soit effectif.
En 1973, l’U.N.I.S.D.A. (Union Nationale pour l’Intégration Sociale des Déficients Auditifs) est créée. Elle réussi à mettre en place le premier journal télévisé hebdomadaire traduit en langue des signes sur Antenne 2. Par la suite, d’autres émissions verrons le jour et notamment en 1994 sur la Cinquième avec « l’œil et la main », toujours à l’antenne en 2005. Cela permet aux néophytes de prendre contact avec ce groupe et aux sourds signants d’avoir un programme en langue des signes. D’ailleurs le seul à ce jour !
En 1977, le Ministère de la Santé abroge, en termes nuancés, l’interdit qui pèse sur la langue des signes mais il faut encore attendre 14 ans (1991) pour que l’Assemblée Nationale accepte, par la loi Fabius, l’utilisation de la langue des signes pour l’éducation des enfants sourds.
En 1975, la loi d’orientation pousse vers l’intégration et c’est à ce moment là que le secteur « médico-social » se construit, secteur qui gère actuellement l’éducation des enfants sourds.
C’est en 1980 que se crée 2LPE (2 Langues Pour une Education) dans le but de proposer un enseignement bilingue aux enfants sourds et de diffuser la langue des signes auprès des parents d’enfant sourds. En 1984, s’ouvrent les premières classes bilingues.
En 1986, le Mouvement des Sourds de France organise une manifestation où 3000 personnes défilent dans Paris afin de montrer que les sourds sont là et qu’il ne faut pas les oublier.
En 1990, la F.N.S.F. (Fédération des Nationale Sourd de France) change et sa nouvelle présidente, Arlette Morel déclare : « la langue des signes permet aux personnes sourdes de s’intégrer dans la société par l’intermédiaire d’interprètes et de moyens techniques appropriés. En tant que minorité linguistique, les sourds revendiquent l’accès aux médias et à des programmes télévisés leur apportant des informations culturelles ou d’ordre général dans leur propre langue : la langue des signes qui retrouve peu à peu ses lettres de noblesse ». La Fédération exige la reconnaissance de la langue des signes.
En 1991, l’article 33 de la loi n°9173 du 18 janvier 1991 (loi dite « Fabius ») donne « libre choix, dans l’éducation des jeunes sourds soit à une communication bilingue langue des signes et français (écrit ou oral) et une communication orale ». Le décret d’application paraîtra au Journal Officiel le 14 octobre 1992.
Trois ans auparavant, le parlement européen avait été plus clair dans sa « Résolution sur les langages gestuels à l’usage des sourds » parue au Journal Officiel des communautés européennes de juin 1988 en demandant la « reconnaissance et le droit à l’usage du langage gestuel ». L’Europe qui en 2001 a publié un texte en faveur de la reconnaissance de la langue des signes, la « Recommandation 1492 » comme étant un « droit pour la minorité nationale » que représentent les sourds d’avoir la langue des signes comme langue ; puis, la « Recommandation 1598 » en 2003. Celle-ci « reconnaît les langues des signes comme l’expression de la richesse culturelle européenne. Elles constituent un élément du patrimoine tant linguistique que culturel de l’Europe. », mais aussi comme « moyen de communication naturel et complet pour les personnes sourdes ». Ces textes de loi européens mettent aussi l’accent sur la reconnaissance de la langue des signes comme moyen qui « … aidera les sourds à s’intégrer dans la société et à accéder à la justice, à l’enseignement et à l’emploi ».
Voici donc des idées qui vont faire évoluer les mentalités mais aussi les lois au niveau national et permettre, en 2005 un grand pas en avant.
Quelques années auparavant, en 1996, le premier Pôle d’accueil en langue des signes pour les sourds ouvre ses portes à l’hôpital de la Salpêtrière, là aussi grand pas en avant. Les sourds peuvent être soignés par des professionnels de la santé connaissant leur langue ou bien via un interprète. Il est fini le temps où une maman traduisait à son fils une situation privée et intime qui ne la regardait pas ; il est fini ce temps où une enfant traduisait à ses parents des résultats d’examen. Grâce à cet accueil, les sourds peuvent rencontrer le médecin de leur choix et comprendre, avec la langue des signes, quelle est leur maladie. Actuellement, en France, 15 à 20 pôles de ce type existent sur le territoire.
Il est important de dire également que des consultations en santé mentale étaient déjà ouvertes en 1984 à Saint Anne à Paris.
En juin 1998, parait le « Rapport Gillot » qui fait grand bruit dans la communauté sourde. Les 115 propositions de cette députée du Val d’Oise, Madame Dominique Gillot, avaient pour but « de faire le point sur la réalité du quotidien des sourds dans la société aujourd’hui, sur les possibilités qu’offre le système éducatif (…), sur les progrès à faire en matière de connaissance de ce handicap et de prise en compter de son dépassement ».
Suite à ces propositions les C.I.S. (Centre d’Information sur la Surdité) ont été mis en place dans plusieurs villes de France.
Suite à la proposition concernant la justice, un grand travail de réflexion sur ce thème a été initié. Dans ce rapport, il avait été demandé de modifier des articles de loi afin que les personnes sourdes soient considérées comme n’importe quelle autre personne, notamment pour les articles 345 et 408 du Code Pénal et l’article 23 du Code Civil.
En 2002, des permanences juridiques avec interprète se mettent en place à Lille dans un souci d’égalité entre les entendants et les sourds, puis en 2004 à Bordeaux. Des permanences dans des lieux publics ou dans des entreprises privées voient le jour petit à petit sur tout le territoire français afin de donner aux sourds les mêmes moyens d’informations que pour les autres. Il s’agit là d’intégrer les sourds dans la société. Pour cela, depuis plusieurs années un projet est mis en place par Web Sourds. Il s’agit de faire de la traduction de textes écrits en français en langue des signes afin de les rendre accessibles aux personnes sourdes. Par ce biais est également développé l’interprétation à distance comme par exemple à la C.A.F. (Caisse des Allocations Familiales) de Toulouse qui reçoit des personnes sourdes par le biais d’interprètes qui ne sont pas sur place mais dans un service d’interprètes. La M.A.C.I.F. a créé « Macif Sourds », projet qui fait participer des personnes sourdes et qui forme le personnel à la langue des signes afin de pouvoir accueillir les sourds directement dans leur langue.
Tous ces exemples montrent bien l’évolution qui s’est mise en route et qui permet aux personnes sourdes de trouver leur place dans notre société en tant que personnes n’ayant pas le même moyen de communiquer et non plus en tant que personne « déficiente auditive » donc handicapée. Les associations comme la F.N.S.F., l’A.N.P.E.S. (Association Nationale des Parents d’Enfants Sourds), la Ligue des Droits du Sourd se sont battues pour avoir droit de regard sur ces discussions en interpellant les politiques par des courriers (courriers retransmis dans le Journal de l’A.F.I.L.S., n°54, janvier 2005, p.16, 17, 19, 20).