(extraits d’un document de formation de Francis Jeggli)

On repère, en regardant l’histoire de la communauté sourde en France, trois générations d’interprètes en Langue des Signes.

La première génération est surtout faite de bénévoles, éventuellement d’éducateurs au sens large du terme, de personnes charitables faisant partie de l’entourage familial, parfois elles-mêmes sourdes ou malentendantes, qui aident au mieux les sourds. On peut considérer que cette première génération d’interprètes ou du moins de personnes faisant le lien entre les sourds et le reste de la société, a toujours existé. Elle existe encore aujourd’hui, bien qu’en voie de disparition, notamment dans les grands centres urbains. Elle était le lien entre sourds et entendants de façon majoritaire jusque dans les années 1970.
La deuxième génération est composée davantage de professeurs, d’éducateurs, d’enfants de parents sourds ou de malentendants. C’était des personnes très proches des sourds par leur profession ou leurs liens familiaux. En fait, il s’agissait là des premiers interprètes. C’est de leur pratique et de leurs réflexions qu’est née la profession.
La troisième génération est plus marquée par le professionnalisme. Elle fait de l’interprétation un métier à part entière, considérant les sourds non plus comme une classe sociale rejetée, ce qu’elle continue à être tout de même, mais comme une communauté linguistique à part entière. Elle met une distance entre son action et toute œuvre caritative. Elle s’inscrit dans les professions qui entourent la surdité, tout en calquant sa façon de travailler sur les interprètes déjà existant dans les langues vocales.

L’évolution de cette dernière génération est due à deux facteurs.
Tout d’abord à l’action des sourds qui peu à peu sont devenus plus exigeants face aux prestations que pouvaient fournir les interprètes.
Par ailleurs le regard des entendants est en train de changer. D’idiot du village, le sourd est devenu débile léger, puis une personne socialement handicapée (Bernard Mottez 1970). La médiatisation des sourds, l’engouement que suscite actuellement la langue des signes et petit à petit sa reconnaissance, contribuent à changer le regard de la société sur les sourds. Les interprètes s’ajustent donc à ce nouveau regard et leur profession se transforme au rythme où la communauté sourde évolue.
Ces générations d’interprètes ne se sont pas succédées dans le temps sans contact. Il y a eu à chaque fois chevauchement de plusieurs années. Disons que ces générations marquent la tendance générale de chaque époque.

1ère génération
Il s’agissait donc de bénévoles, d’éducateurs, voire de sourds eux-mêmes ou demi-sourds qui faisaient office d’interprète, mais aussi de porte-parole des sourds. Quand ils étaient sourds eux-mêmes ils passaient par l’écrit. Nous n’avons à ce jour qu’une vue imparfaite de cette époque car les textes qui la décrivent sont peu nombreux. On peut espérer qu’avec le temps, les sourds ayant besoin de retrouver leur histoire, d’autres textes seront découverts, nous éclairant plus sur ce qu’étaient les interprètes avant la Révolution française.

1796
Voici un extrait d’une déclaration du Conseil des Cinq Sages (Révolution).« (Le tribunal) …doit prendre une personne de 25 ans minimum ayant l’habitude de converser avec des sourds ». Notons que ce texte est toujours en vigueur aujourd’hui. Seul l’âge de la personne a changé. Aujourd’hui n’importe quelle personne de 18 ans minimum peut faire office d’interprète dans un tribunal.

19ème siècle
Ferdinand Berthier demande que ce soit les sourds qui choisissent eux-mêmes leurs interprètes et non les tribunaux.

1842
Deux sourds, interprètes assermentés, sont requis pour traduire un mariage au tribunal de Bordeaux.
Pour ce siècle, voir les travaux de recherche de Florence Encrevé (DEA d’histoire 2003, université Paris 8)

20ème siècle
On ne trouve pas facilement de traces d’interprètes en LSF jusqu’en 1970. Il est probable qu’ils n’avaient pas disparu. Mais « le langage mimo-gestuel des sourds-muets » n’avait pas bonne presse à l’époque. On peut imaginer qu’il était utilisé mais cela n’était que rarement mentionné dans les textes.

1945
A la fin de la deuxième guerre mondiale, on juge un certain nombre de nazis pour crime de guerre. C’est le procès de Nuremberg. Ce fait n’a au premier regard, rien à voir avec les interprètes en langue des signes. Mais il va se passer un fait important pendant ce procès qui aura des répercussions sur la profession d’interprète tout entière, quels que soient les couples de langues en présence. Je veux parler de l’officialisation de l’interprétation simultanée. A cette époque beaucoup d’interprètes ne croyaient guère à la qualité de l’interprétation simultanée par rapport à la consécutive. Les débats traduits simultanément en plusieurs langues prouvèrent le contraire, cela eut pour conséquence directe la création d’écoles d’interprètes en langues vocales et quelques décennies plus tard, en Langues des Signes.

1970

2ème génération d’interprètes

Dans le début des années 70, on assiste à une prise de conscience chez les interprètes. Ce qu’ils font relève d’un métier, c’est désormais une profession. Il devient nécessaire de passer par un apprentissage. Les premiers interprètes français subiront l’influence américaine de l’époque avec ses côtés positifs (tous les sourds ont droit à la compréhension par quelques moyens que ce soit) et négatifs (la fidélité, c’est le transcodage mot à mot d’une langue à l’autre). On assistera aussi à la disparition progressive des demi-sourds de l’interprétation.

1978
Les choses commencent à s’organiser. Christiane Fournier, professeur pour enfants sourds, fille de parents sourds, crée l’association des interprètes. Elle la nommera A.N.F.I.D.A. Association Nationale Française d’Interprètes pour Déficients Auditifs.

1980
L’Association Nationale Française des Interprètes pour Déficients Auditifs met en place la « Capacité Communicationnelle ». Ce tout premier examen, reconnaît la capacité d’une personne, qu’elle soit sourde ou entendante, à communiquer avec des sourds.

1981
L’ANFIDA crée la « Capacité Communicationnelle du deuxième degré (CC2) ». C’est la première certification d’interprète en France. Patronné par des personnalités du Ministère de la Santé et des Affaires Sociales et de l’I.N.J.S. de Paris, cet examen faisait suite à une formation d’une semaine pour des personnes ayant déjà une expérience de l’interprétation.

1982
L’association des interprètes abandonne la capacité communicationnelle.

1983
L’université Paris VIII ouvre une nouvelle formation de deux années, débouchant sur le DPCU IDA (Diplôme de premier Cycle Universitaire d’Interprète pour Déficients Auditifs). Pour entrer en formation, l’université demande un niveau BAC et une bonne connaissance de la L.S.F.. Cette formation était en partenariat avec l’Institut National de Jeunes Sourds. (I.N.J.S.) de Paris et recrute des formateurs au sein de l’association des interprètes et de l’INJS.

1985
L’université Paris VIII abandonne la formation d’interprètes, à la suite d’un désaccord avec l’Institut National de Jeunes Sourds. Celui-ci estimait que le niveau des étudiants, au terme de la formation, n’était pas satisfaisant. L’I.N.J.S. voulait intervenir sur les programmes, voire sur le choix des formateurs. L’Institut étant prestataire de service pour les cours d’interprétation, la formation n’a pas survécu à ce conflit.

1986
La première promotion d’interprètes en L.S.F. passe ses examens en Suisse. Cette formation est l’aboutissement de 3 ans de formation (de 83 à 86) sous l’égide de l’ASASM Association Suisse d’Aide aux Sourds-Muets et de l’IMPER Institut de Perfectionnement des travailleurs sociaux, Lausanne.

1987
Cette année fut marquée par une nouvelle évolution dans le petit monde des sourds. Un malaise latent fut mis au grand jour entre la communauté sourde et les interprètes, lors de l’intervention de Madame Arlette Morel, directrice du Centre de Promotion Sociale des Adultes Sourds de l’I.N.J.S. de Paris. Son intervention se situait lors du premier symposium européen des interprètes en langues des signes à Albi. Des interprètes en LS des USA mais surtout de toute l’Europe étaient venus, bénévolement épaulés par des interprètes (en langues vocales) de l’A.I.I.C., Association Internationale des Interprètes de Conférences. Madame Morel leur reprocha publiquement leur influence constante, leur manque de neutralité, bref leur mainmise sur la communauté sourde, ainsi que leur manque de formation. A la suite de ce symposium qui marqua le début d’une nouvelle ère, on put distinguer une évolution dans la profession d’interprète en LS dont les deux principaux faits saillants furent : en France une nette tendance à la professionnalisation de l’activité d’interprète, en Europe la création de l’E.F.S.L.I. (European Forum Sign Language Interpreters, plate-forme d’échange des associations européennes d’interprètes en LS).