Un système complexe a été élaboré qui définit de manière précise toutes les qualités physiques nécessaires pour mener telle ou telle action, exercer tel ou tel métier (comme le SIGYCOP pour l’armée). Cela peut paraître « normal », voire évident, de ne pas autoriser un aveugle à devenir pilote de ligne, ou un sourd à devenir accordeur de piano. Mais très rapidement, les questions médicales se mêlent à des questions idéologiques.

Un exemple célèbre : le permis de conduire. Pendant longtemps, les sourds n’avaient pas l’autorisation de passer le permis voiture au motif qu’ils n’entendraient pas un véhicule arriver ou un klaxon. Leur accès au permis de conduire les véhicules légers (depuis 1959) et leur faible taux d’accident a montré que ces craintes étaient injustifiées.

Pourquoi alors continuer à leur interdire l’accès au permis de conduire les véhicules lourds (Arrêté du 31 août 2010 fixant la liste des affections médicales incompatibles avec l’obtention ou le maintien du permis de conduire ou pouvant donner lieu à la délivrance de permis de conduire de durée de validité limitée), à piloter des petits avions de tourisme (Arrêté du 19 mai 2008 relatif aux brevets, licences et qualifications des navigants non professionnels de l’aéronautique civile, et Arrêté du 24 juin 2011 fixant les conditions de délivrance de la qualification nationale de vol aux instruments F/N-IR (A) de pilote privé avion), etc. ?

D’autant plus qu’un certain nombre d’interdictions qui existent en France, comme pour les avions de tourisme ou les véhicules lourds, n’existent pas dans d’autres pays comme les Etats-Unis. Et la pratique montre que les sourds n’ont pas plus de problèmes que les autres pilotes ou chauffeurs. Il s’agit donc bien d’un problème non pas de surdité, mais d’a priori, de conception de ce que sont la surdité et la normalité.

Au niveau des métiers, un certain nombre d’interdictions perdurent. Un exemple récent : l’Arrêté du 3 août 2017 relatif aux normes d’aptitude médicale à la navigation des gens de mer exige, pour l’entrée dans la profession de marin, une audiométrie tonale par voie aérienne, avec un déficit pour la plus mauvaise oreille n’excédant pas 25 dB pour les fréquences 500 Hz et 1 000 Hz ; 30 dB pour la fréquence 2 000 Hz et 40 dB pour la fréquence 4 000 Hz. Un sourd ne peut donc pas être marin (civil – pour les militaires, les normes sont encore plus strictes).

De même dans le domaine des loisirs, par exemple l’Arrêté du 28 septembre 2007 relatif au permis de conduire des bateaux de plaisance à moteur demande : Acuité auditive minimale : voix chuchotée perçue à 0,50 mètre de chaque oreille ; voix haute à 5 mètres de chaque oreille (prothèse auditive tolérée). Pourquoi, en France, interdire aux sourds de piloter un bateau de plaisance à moteur ?

Ou encore l’Arrêté du 24 juillet 2017 fixant les caractéristiques de l’examen médical spécifique relatif à la délivrance du certificat médical de non-contre-indication à la pratique des disciplines sportives à contraintes particulières invoque l’acuité auditive pour l’accès à la spéléologie, à la plongée subaquatique, aux disciplines sportives comportant l’utilisation d’armes à feu ou à air comprimé, aux disciplines sportives comportant l’utilisation d’un aéronef…

Arrêté du 10 février 2021 modifiant l’arrêté du 3 août 2017 relatif aux normes d’aptitude médicale à la navigation des gens de mer

NOR : MERT2104030A

ELI : https://www.legifrance.gouv.fr/eli/arrete/2021/2/10/MERT2104030A/jo/texte

JORF n°0042 du 18 février 2021

Texte n° 33

  1. b) Les mots : « En cours de carrière, un marin présentant une perte de l’audition supérieure aux limites indiquées en audiométrie tonale peut être déclaré apte normes I si l’épreuve d’audiométrie vocale en champ libre avec un bruit blanc de fond de 65 décibels, utilisant des listes de mot dissyllabiques, répond aux normes suivantes :

– courbe d’allure normale ;

– 100 % d’intelligibilité à 60 dB ;

– déficit au seuil à 50 % n’excédant pas 40 dB. » sont supprimés.

Arrêté du 12 février 2021 relatif aux normes médicales d’aptitude applicables au personnel militaire de l’armée de l’air

NOR : ARMH2105347A

ELI : https://www.legifrance.gouv.fr/eli/arrete/2021/2/12/ARMH2105347A/jo/texte

JORF n°0044 du 20 février 2021

Texte n° 8

Ces interdictions officielles sont reprises, et parfois amplifiées, par ceux qui sont chargés de les appliquer, comme les médecins du travail. C’est ainsi que dans les fiches d’un groupement de santé au travail, décrivant différentes activités du bâtiment / travaux publics, on note au titre des exigences habituelles liées à ces activités la mention « Audition dans le bruit », que ce soit pour le manœuvre en bâtiment, le coffreur boiseur ou le coffreur bancheur, le maçon, le conducteur de centrale à béton, le conducteur de petits engins de chantier, le démolisseur, le poseur de monuments funéraires ou le foreur-scieur de béton…

De même, le « Règlement médical » de la FFESSM (Fédération Française d’Etudes et de Sports Sous-Marins) stipule que la pratique de la plongée subaquatique est soumise à la présentation d’un certificat médical rédigé par un médecin fédéral, un médecin spécialisé, ou un médecin spécialiste de médecine physique. En annexe au règlement médical, on trouve un tableau des contre-indications définitives ou temporaires à la pratique de la plongée subaquatique avec scaphandre, et notamment, au titre « oto-rhino-laryngologie », une contre-indication définitive pour une « cophose unilatérale » ou pour un « déficit audio bilatéral à évaluer par audiométrie ».

Cela peut d’ailleurs paraître paradoxal : dans les milieux bruyants ou aquatiques, les sourds seraient plutôt avantagés par leur acuité visuelle et la langue des signes, alors que l’acuité auditive et la parole vocale n’y sont pas forcément efficaces !

 

Un autre exemple concret et récent. Le Défenseur des droits a publié le texte suivant :

Bastien Maxence et Ilias ont saisi le Défenseur des droits, suite à un refus d’accès à des activités de jet ski opposé par une base nautique, et ce bien qu’ils puissent lire sur les lèvres.

Pour justifier le refus, le gérant de la base nautique a invoqué des impératifs de sécurité. Il a indiqué, d’une part, que ses animateurs n’étaient pas formés et que l’activité était particulièrement dangereuse et, d’autre part, qu’il n’était pas possible de réaliser le briefing obligatoire avant sortie en mer en raison de la surdité de Bastien, Maxence et Elias.

Le gérant a également invoqué la réglementation applicable à l’activité motonautique en initiation et randonnée, laquelle exige des participants « une acuité auditive satisfaisante ».

Le Défenseur des droits a rappelé que les animateurs de la base nautique possédaient les compétences pour encadrer tout type de public, y compris les personnes en situation de handicap. Il a estimé que la surdité de Bastien, Maxence et Ilias ne posait pas de difficultés pour le briefing obligatoire avant la sortie en mer dans la mesure où des aménagements simples permettaient de le réaliser.

Le Défenseur des droits a décidé de recommander au ministre de la Transition écologique et solidaire, à la ministre des Sports, au directeur des affaires maritimes et à la Fédération française motonautique d’engager une réflexion sur les aménagements susceptibles d’être mis en place pour permettre aux personnes sourdes d’avoir accès aux activités d’initiation et de randonnée encadrées en véhicule nautique à moteur. Le Défenseur des droits a demandé de rendre compte des suites données à ces recommandations dans un délai de six mois.

https://www.defenseurdesdroits.fr/fr/lutte-contre-les-discriminations/2017/10/bastien-maxence-et-ilias

Cela montre bien l’influence négative d’un certain nombre de lois absurdes,

et la méconnaissance des capacités des personnes sourdes, et des moyens de communication…

 


Bien sûr, interdire aux sourds d’accéder à tel ou tel métier ou loisir n’a pas que des répercussions individuelles, mais également communautaires, et sur la langue des signes elle-même, ne serait-ce que dans le développement du vocabulaire correspondant. Il y a bien un lien étroit entre philosophie, politique et linguistique…